« Si les djihadistes périssent à Raqqa, tant mieux »: Florence Parly brise un tabou
Sur Europe 1 dimanche 15 octobre, la ministre des Armées Florence Parly, interrogée sur le sort des derniers djihadistes étrangers (dont des Français) encerclés à Raqqa, un des derniers fiefs de l’organisation Etat islamique, a répondu: « Si des djihadistes périssent à Raqqa, c’est tant mieux ». Et d’ajouter: « Nous pouvons poursuivre le combat pour neutraliser le maximum de djihadistes. »
Ces déclarations ont provoqué quelques réactions, car la ministre a ainsi exprimé tout haut ce que beaucoup d’experts et gouvernants pensent: à savoir qu’il faut limiter au maximum le retour des combattants de l’EI en Europe, et donc en éliminer le plus possible sur place, dans le cadre des opérations militaires menées à Raqqa par les Forces démocratiques syriennes (FDS) avec l’appui de la coalition internationale.
En réalité, ces propos vont un peu plus loin que les démentis un peu gênés du gouvernement Valls et de son ministre de la Défense suite à la publication en mai dernier d’un article du Wall Street Journal (voir mon article à ce sujet ici) qui évoquait des exécutions ciblées « sous-traitées » par la France aux Irakiens dans le cadre de la bataille de Mossoul.
Cette fois-ci, la ministre donne une vision plus « cash » de la volonté d’éliminer les djihadistes français en Syrie, dans le cadre d’opérations de guerre, bien sûr, mais aussi peut-être autrement, ce qui fait écho à ce qu’ai écrit en 2015 dans « Les tueurs de la république » et début 2017 dans « Erreurs fatales« , au sujet des exécutions ciblées.
Le refus de la France, évoqué la semaine dernière par l’Observatoire syrien des droits de l’homme, de laisser sortir du fief de l’EI à Raqqa certains combattants suspectés d’être des orchestrateurs des attentats de Paris du 13 novembre 2015 et de Bruxelles de mars 2016, notamment Abdelilah Himich, dit Abou Souleyman Al-Faransi, originaire de Lunel (Hérault) est révélateur de cette fermeté française: si Himich est à Raqqa, qu’il y reste, et ne puisse figurer sur les combattants autorisés à sortir de la zone cernée dans le cadre de négociations sur place, tel est le message qui aurait été délivrée par la DGSE. Sous-entendu: tant pis pour eux…
Suite aux propos de Florence Parly, France 2 a fait un sujet dans son JT du 16 octobre, où j’interviens brièvement pour expliquer les problèmes juridiques et moraux soulevés par de possibles exécutions ciblées (à revoir ici en replay, 2èle sujet du 20h)
Et l’Obs m’a interviewé sur le sujet pour son site, avec un article que voici.
« Si certains djihadistes périssent, tant mieux » : « Florence Parly brise un tabou »
La ministre des Armées Florence Parly a suscité une salve de réactions en déclarant, à rebours des éléments de langage habituels, que la France se satisferait de la mort de djihadistes français dans les combats de Raqqa, bastion syrien du groupe Etat islamique en passe d’être conquis par les troupes FDS à majorité kurde, avec l’appui des avions français et américains.
« Ce combat est en train d’être gagné. Ce que nous pouvons faire, c’est poursuivre ce combat pour neutraliser le maximum de djihadistes, ce que nous faisons déjà depuis des mois. Il faut aller au bout », a martelé la ministre dimanche lors du « Grand Rendez-vous » Europe 1/CNews/ »les Echos ». « Nous sommes engagés au côté de nos alliés pour obtenir la destruction de Daech et nous faisons tout pour cela. »
« Ce que nous voulons, c’est aller au bout de ce combat et bien sûr si des djihadistes périssent dans ces combats, je dirais que c’est tant mieux. »
qa, les derniers combattants de l’Etat islamique (gris) encerclés par les FDS (en jaune). Source : isis.liveuamap.com, 16 octobre 2017.
Un « tant mieux » qui correspond à une réalité difficile à exprimer en termes officiels : l’Etat français pourrait profiter du contexte de zone de guerre pour éliminer certaines cibles. Le tout sans passer par des opérations d’assassinats ciblés, opaques du point de vue juridique, dont François Hollande avait admis l’existence dans « Un président ne devrait pas dire ça » de Fabrice Lhomme et Gérard Davet (2016, Stock).
Le journaliste indépendant Vincent Nouzille a enquêté sur ces opérations ultra-secrètes (« les Tueurs de la République », 2015, Fayard, et « Erreurs fatales », 2017, Fayard). Il estime qu’avec cette phrase, la ministre des Armées montre que la France persévère dans cette « zone grise ».
Vos derniers ouvrages mettent en lumière la stratégie d’élimination individuelle des djihadistes par l’Etat français sous François Hollande. Estimez-vous qu’Emmanuel Macron suit la même ligne ?
Il n’y a pas de déclarations extrêmement claires sur ce sujet, mais ses positions sur la guerre contre le terrorisme et le conflit syrien montrent une grande continuité de la ligne suivie par François Hollande, y compris sur les sujets les plus sensibles. Il faut prendre des précautions, mais il semble que les moyens employés soient similaires.
La phrase de Florence Parly est bien sûr un propos général : une guerre est déclarée, l’ennemi est identifié et jusqu’au-boutiste, nous sommes en droit de l’éliminer en raison de la menace qu’il représente. Là, le cadre juridique est clair. Mais elle brise aussi un tabou, en laissant entendre que la France se réjouirait que le moins de djihadistes possible fassent leur retour sur le territoire. Et là, nous entrons dans une zone grise.
Pourquoi cette zone grise ?
La France n’étant pas engagée au sol, elle se dégage déjà d’une partie de la responsabilité, par exemple sur le sort des prisonniers capturés par les forces syriennes et l’armée irakienne. Raqqa est la ville où ont été planifiés les attentats du 13-Novembre, et l’opinion ne se posera pas trop de questions si l’on y tue un djihadiste déterminé à y rester et à se battre comme un beau diable.
Mais s’il s’agit de poursuivre sur le chemin du retour ceux qui souhaitent s’enfuir, c’est beaucoup plus sujet à caution. En dehors de la zone de guerre, qui correspond à un contexte déterminé, c’est la logique judiciaire qui est censée s’appliquer. Or, selon mes sources, cette politique de traque existe, elle est menée notamment par la DGSE par le biais d’opérations clandestines dites « d’entrave » qui peuvent aller jusqu’à la « neutralisation ».
Selon l’OSDH, la France aurait souhaité empêcher l’exfiltration hors de Raqqa d’Abdelilah Himich, accusé d’être le cerveau des attentats de Paris et Bruxelles. Est-on face à une décision d’élimination passive, tirant parti du contexte de zone de guerre ?
S’il y a eu volonté de l’empêcher de sortir de la zone, c’est en effet un indice.
Jusqu’à présent, ces éliminations ont toujours ciblé des supérieurs hiérarchiques de l’Etat islamique. Peuvent-elles s’étendre à l’ensemble des djihadistes français présents en Irak et en Syrie ?
C’est très difficile à dire. Les renseignements français disposent certes d’une liste des djihadistes français sur zone, qui tente de qualifier la dangerosité de chacun. Mais cela m’étonnerait qu’on puisse éliminer plusieurs centaines de personnes, cela représente trop de monde, d’autant que la DGSE et les autres services ne surveillent pas seulement les djihadistes français, mais aussi francophones – issus des filières belges et maghrébines, considérés comme des menaces aussi dangereuses. Les renseignements intègrent ce deuxième cercle beaucoup plus grand, qui comprend plusieurs milliers de personnes.
La France aurait exécuté une quarantaine de djihadistes clés sous Hollande
Dans mon dernier livre paru en janvier [« Erreurs fatales », Fayard, NDLR], j’évaluais à au moins 40 le nombre de djihadistes tués sur décision de Paris, sur les différents terrains d’opérations en Afrique du Nord et au Proche-Orient depuis 2013. Sur ce total, au moins une quinzaine de djihadistes français ont été exécutés depuis 2015 dans la zone syro-irakienne, principalement par des frappes américaines, avec l’aval de Paris.
Outre la menace sécuritaire, choisir de tuer ou laisser tuer ces djihadistes pourrait-il constituer une solution de facilité pour l’Etat, afin d’épargner aux cellules de déradicalisation et au système judiciaire le traitement de centaines de cas insolubles ?
Les experts et décideurs les plus cyniques le disent. La question judiciaire est déjà bien avancée dans de nombreux cas, près de 200 procédures sont en cours. Mais ces personnes seront-elles condamnées ? A quoi ? Que se passera-t-il quand elles ressortiront ? On rentre dans l’inconnu avec ce phénomène de réinsertion à grande échelle, dont on avait déjà eu un petit aperçu avec le démantèlement des filières d’anciens combattants du GIA algérien et d’autres filières afghanes, irakiennes ou tchétchènes dans les années 1990 et 2000. Mais cela ne concernait alors que quelques dizaines de personnes. Aujourd’hui, on parle de plusieurs milliers. Tous les pays vont y être confrontés.
Propos recueillis par Timothée Vilars, le 16 octobre 2017