Bipers piégés et assassinats ciblés: le Mossad revient en force
Avec l’explosion concomitante de quelques 3000 bipers piégés au Liban le 17 septembre, suivie de celle de centaines de talkies-walkies le lendemain, Israël a provoqué une vague de panique au Liban et parmi les forces du Hezbollah, visées par cette campagne inédite de terreur. Le bilan est terrifiant, avec au moins 37 morts (chiffre probablement sous-évalué) et plus de 3500 blessés. Certes, officiellement, les autorités israéliennes ne revendiquent pas ces opérations. Mais leur silence – et des fuites via des sources autorisées, notamment aux États-Unis – vaut signature. En l’occurrence celle du Mossad, les services secrets extérieurs, qui signent là un retour en force aussi spectaculaire que dangereux.
Dirigé depuis mi-2021 par David Barnea, un pur produit de la maison, expert des technologies et des opérations spéciales, qui avait pris la suite du proche de Netanyahou Yossi Cohen, le Mossad a été profondément déstabilisé par les attaques du Hamas du 7 octobre 2023, qu’il a été incapable de voir venir. Certes, il n’est pas le seul à porter la responsabilité de cette faillite majeure du renseignement israélien, car le Aman (renseignement militaire) et le Shin Beth (sécurité intérieure) ont été aussi aveugles que lui. Mais le Mossad est censé être le détecteur des menaces venues de l’extérieur. Le Hamas l’a humilié.
Depuis lors, parallèlement aux vastes opérations militaires lancées contre le Hamas par Tsahal dans la bande de Gaza, sous les ordres du gouvernement de Netanyahou et de sa coalition avec l’extrême droite israélienne, les opérations clandestines ont été démultipliées. Principalement par la méthode des assassinats ciblés, l’une des armes favorites des services israéliens, qui est sans doute l’État qui en a mené le plus depuis la deuxième guerre mondiale, si l’on en croit le journaliste Ronen Bergman, auteur d’un ouvrage de référence sur ce sujet « Lève toi et tue le premier » (Grasset, 2020; édition originale « Rise and kill first« ), que j’avais chroniqué (ici) lors de sa sortie.
Ces assassinats ciblés ont été menés contre des cibles du Hamas, notamment l’élimination de Saleh Al Arouri, N°2 de la branche politique, le 3 janvier 2024 à Beyrouth, et celle d’Ismaël Haniyeh, le leader de la branche politique, le 31 juillet dernier à Téhéran. D’autres personnalités importantes de l’axe de résistance ont été tuées, comme le général iranien Razi Moussavi, frappé en Syrie le 25 décembre 2023, faisant suite au missile qui avait éliminé en Irak en 2020 le général Qassem Soleimani, grand patron de la force Al-Qods des Psadarans iraniens.
De plus, les Israéliens ont, depuis longtemps, les leaders du Hezbollah, la milice pro-iranienne puissante au Liban, dans le collimateur. Après le 7 octobre, le Hezbollah a multiplié les tirs et frappes sur le nord d’Israël, provoquant le déplacement de 70 000 israéliens, ce qui a conduit Tsahal a des répliques et bombardements. Et à des tirs ciblés visant plusieurs chefs militaires importants: en janvier, Wissam Tawil (patron de l’unité Radwan, force d’élite du Hezbollah) a été tué, suivi de deux commandants des secteurs du sud Liba, Taleb Abdallah, le 11 juin 2024, et Mohammed Nasser, le 3 juillet. Les Israéliens ont frappé un grand coup le 30 juillet en éliminant Fouad Chokr, le N°1 de la branche militaire du Hezbollah, considéré comme l’un des participants à l’attentat du 23 octobre 1983 contre le camp militaire américain à Beyrouth, qui avait tué 241 GI’s. Il s’agissait pourtant moins d’une vengeance du passé que d’une élimination visant à affaiblir les capacités offensives du Hezbollah, qui se sont largement renforcées ces dernières années.
Dans la foulée des bipers piégés, le 20 septembre, plusieurs autres chefs militaires ont été ciblés par des missiles israéliens à Beyrouth, dont Ibrahim Aquil (photo), qui avait pris la successions de Tawil à la tête de la force Radwan, et qui était également recherché par les Américains pour des attentats à Beyrouth de 1983.
Mais le Mossad a aussi mis au point son opération sur les bipers et talkies piégés, laquelle change l’échelle et la nature des opérations clandestines. Car c’est bien une opération de guerre de grande ampleur, d’assassinats ciblés en série, sans se soucier des dommages collatéraux, qui a été déclenchée le 17 septembre, après un message sur les bipers. Le Mossad avait déjà mis des explosifs dans des téléphones, comme lors de l’attentat contre Mahmoud Hamshari, représentant de l’OLP à Paris, le 2 décembre 1972, qui faisait suite à l’assassinat des athlètes israéliens aux JO de Munich. Ou en 1996 pour tuer Yahia Ayyash, artificier du Hamas, avec un téléphone piégé.
Cette opération « bipers » est plus complexe et ambitieuse, à l’image de la longue opération de piratage informatique des centrifugeuses de la centrale iranienne de Natanz en 2004, avec un virus, appelé Stuxnet, longtemps indétectable, ou du vol spectaculaire de 50 000 documents du programme nucléaire iranien à Téhéran en 2018. Cette fois-ci, le but n’est pas de ralentir le fonctionnement d’une usine ou de récupérer des documents, mais bien de faire sauter des milliers d’engins, pour provoquer une panique et paralyser le Hezbollah. Elle a nécessité des années de préparation et d’infiltration, notamment via des sociétés-écrans en Hongrie – comme l’a révélé le New York Times, de manière à inciter le Hezbollah à ne plus utiliser les téléphones et lui livrer, à son insu, des bipers et talkies-walkies piégés, destinés à être déclenchés à un moment jugé opportun.
Le moment choisi est d’autant plus risqué que la tension est déjà extrême entre le Hezbollah et Israël, qui ne cache pas ses intentions de mener, après l’offensive à Gaza, une guerre contre l’organisation chiite, laquelle ne masque pas non plus ses intentions belliqueuses. Certes, le Hezbollah s’en trouve profondément affaibli, ne pouvant plus communiquer que par des moyens qui risquent, eux aussi, d’être surveillés, et sans doute incapable, malgré la rhétorique de vengeance du cheikh Nasrallah, chef du Hezbollah, lors de son discours du 19 septembre, de lancer une grande action militaire contre Israël. Mais, en franchissant une étape supplémentaire dans la guerre, Israël expose aussi le pays à une escalade de plus en plus incontrôlable.
J’ai pu évoqué ce sujet, ces derniers jours, sur les antennes de RTL, sur la plateau de Quotidien (TMC) et sur LCI. Des interventions à retrouver pour tout ou partie ici.
–RTL Matin (19/9): voir un extrait là
–Quotidien (19/9): voir le replay ici (mon intervention à 20′ de la 1ere partie)
Post scriptum: Pour mémoire, la France n’est pas restée inactive après l’attentat de Beyrouth du 23 octobre 1983, qui avait tué 58 soldats français dans l’immeuble du Drakkar, le jour même où un autre attentat visait le QG des Marines américains à Beyrouth. J’ai raconté en détail le contre-attentat – raté – organisé, à la demande de François Mitterrand, par un commando du Service Action de la DGSE contre l’ambassade d’Iran à Beyrouth, dans la nuit du 6 au 7 novembre 1983. Puis la frappe militaire – elle aussi en partie ratée – sur la caserne Abdallah le 17 novembre 1983. Et également la traque du principal commanditaire présumé des attentats anti-américains et anti-français, Imad Mugnieh, chef de l’unité militaire du Hezbollah, finalement tué par le Mossad et la CIA le 12 février 2008 à Damas. Voir mon livre « Les tueurs de la République » et la série docu du même titre pour Canal+/Planète dont le 1er épisode « Vengeances d’Etat » raconte ces épisodes.