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Août
2019
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Rue des Rosiers: Bonnet confirme le pacte avec Abou Nidal, révélé dans Histoire secrète de l’antiterrorisme

Dans le documentaire « Histoire secrète de l’antiterrorisme », que j’ai cosigné avec Patrick Rotman et qui a été diffusé le 13 novembre dernier sur France 2, l‘ancien patron de la DST, Yves Bonnet révélait qu’il avait, en 1983, autorisé des négocations secrètes avec le terroriste Abou Nidal, après l’attentat de la rue des Rosiers du 9 août 1982.

« Nous sommes entrés en relation avec l’organisation d’Abou Nidal. Et à partir de ce moment-là nous avons passé un espèce de marché non écrit qui voulait que les gens d’Abou Nidal ne commettraient plus d’attentats en France et qu’en revanche je leur garantissais qu’ils pouvaient venir en France » nous déclarait Yves Bonnet.

Deux anciens responsables de l’antiterrorisme à la DST, Jean-François Clair et Louis Caprioli avaient, dans le documentaire, refusé d’en dire davantage, sans démentir les propos de leur ancien patron Yves Bonnet. Le juge alors en charge de cette affaire de la rue des Rosiers, Jean-Louis Bruguière, confirmait pour sa part n’avoir pas été informé des tractations secrètes menées par la DST avec le commanditaire présumé de l’attentat.

A la suite de la diffusion de notre documentaire, ces propos sur le pacte secret passé avec Abou Nidal pour sanctuariser le territoire français avaient déjà provoqué quelques réactions, notamment de parties civiles de l’enquête sur l’attentat de la rue des Rosiers, qui avait fait  6 morts et des dizaines de blessés. Ayant eu connaissance de ces propos dans notre documentaire, le juge d’instruction qui poursuit cette enquête a convoqué Yves Bonnet, ainsi que Jean-François Clair et Louis Caprioli.

Devant le juge, comme l’a révélé ces jours ci le Parisien, Yves Bonnet a confirmé l’existence de ces négociations, justifiées à ses yeux par l’arrêt des attentats. Clair et Caprioli se sont contentés de déclarer que tout cela était couvert par le secret défense. Ces confirmations et silences ont provoqué de nouvelles réactions scandalisées, notamment d’avocats des parties civiles, réclamant la déclassification de documents officiels sur le sujet, voire une commission d’enquête parlementaire sur ce type de négociation.

PS (14/8): Le CRIF a dénoncé un « scandale d’Etat » concernant l’impunité garantie à des auteurs d’attentats et réclame, lui aussi, la création d’une commission d’enquête parlementaire. Les députés LRem, présidés par Gilles Le Gendre, ont fait savoir qu’ils souhaitent « que lumière soit faite sur les révélations d’un accord qui aurait garanti l’impunité aux auteurs présumés de l’attentat de la rue des Rosiers en 1982. La gravité des faits en cause impose une confirmation qui ne peut souffrir aucune contestation ».

PS (10/9): Lors d’une émission sur CNews le 10/9 (voir le replay ci-dessous), à laquelle j’ai participé et durant laquelle j’ai apporté des précisions, les réactions à ces révélations se sont poursuivies, notamment par l’intermédiaire du député Meyer Habib, qui a déjà réuni une quarantaine de ses collègues en faveur de la création d’une commission d’enquête parlementaire.

Concernant ce pacte secret avec Abou Nidal, sur lequel j’ai enquêté, je peux avancer plusieurs choses:

d’une part, les discussions avec le groupe Abou Nidal sont relativement documentées et établies de longue date, notamment, avant les propos d’Yves Bonnet, par des témoignages variés, dont ceux de Gilles Ménage, ancien directeur de cabinet du président Mitterrand (dans son livre « L’oeil du pouvoir », Fayard 2001) de l’ancien directeur de la DST Rémy Pautrat (nommé en 1985) qui en avait donné quelques détails dans le livre « les espions français parlent » (Nouveau Monde 2011) de l’ancien directeur adjoint de la DST Raymond Nart, qui avait raconté ses rencontres avec Abou Nidal dans « Carnets intimes de la DST » (Fayard 2011).

-d’autre part, il n’y a aucun doute sur le fait que François Mitterrand a couvert ces négociations, comme en témoigne Gilles Ménage dans ses écrits. Le président, même s’il mentira devant Jacques Chirac en prétendant le contraire, a été parfaitement tenu au courant de leurs avancées et des débats qui ont eu lieu à l’Elysée sur le sujet sensible de 1983 à 1986. Gilles Ménage ayant laissé de nombreuses archives, des documents officiels évoquent forcément cette histoire, que ce soit à la DST ou à l’Elysée.

Pour mon livre Erreurs fatales, comment nos présidents ont failli face au terrorisme (Fayard/LLL, 2017), j’ai complété l’enquête et obtenu d’autres témoignages complémentaires, notamment de Gilles Ménage et de plusieurs anciens de la DST, visant à éclairer ce que j’ai appelé une « schizophrénie au coeur de l’Etat », ces négociations secrètes étant menées parallèlement à une enquête judiciaire longtemps condamnée à l’impasse.

On peut grosso modo établir plusieurs phases dans cette histoire, qui comporte en réalité 2 deals successifs entre 1983 et 1986. (voir plus de détails p. 57 à 75 de « Erreurs fatales »)

début 1983, ces pourparlers secrets débutent avec des proches d’Abu Nidal, sous la houlette de Philippe Rondot, conseiller spécial du directeur de la DST, avec l’aval du général Saulnier,chef d’état-major particulier du président Mitterrand.

En avril 1983, un premier deal est passé à Vienne avec des proches du terroriste. Il vise à éviter toute poursuite en France d’Abu Nidal et ses proches en échange d’une absence de tout attentat en France. Abu Nidal respecte dans un premier temps le deal, mais il continue de commettre des attentats en Europe, notamment en faisant assassiner le 10 avril 1983 au Portugal Issam Sertaoui, dirigeant de l’OLP, et en  faisant exploser des bombes ailleurs.

Au début de 1984, l’accord est rompu du fait d’Abu Nidal, car il fait tuer à Paris l’ambassadeur des Emirats arabes unis. La France n’est plus sanctuarisée. Les émissaires de la DST repartent donc en mission pour sonder les intentions du terroriste.

Au deuxième semestre 1984, un deuxième round de négociations débute entre la DST et Abou Nidal, qui réclame l’ouverture à Paris d’un bureau de son organisation et exige la libération de deux de ses lieutenants, emprisonnés en France pour avoir tué le représentant de l’OLP à Paris, Ezzedine Kalak en 1978. L’Elysée donne un préaccord de principe à leur libération anticipée, sous réserve d’un avis favorable d’une commission locale d’application des peines. Comme celle-ci tarde à statuer, les proches d’Abu Nidal s’impatientent. Les négociations sont dans l’impasse.

-Fin 1985, la tension monte d’un cran car Abou Nidal  mulitiplie les attentats en Europe (Rome, Vienne, notamment) et menace à nouveau la France d’attentats de grande ampleur si ses lieutenants ne sont pas libérés rapidement. Gilles Ménage presse le président Mitterrand de céder, mais le garde des Sceaux Robert Badinter tente de s’y opposer, tout comme le ministre des Affaires étrangères Roland Dumas et le Premier ministre Laurent Fabius. Mitterrand finit par donner son accord à la libération anticipée des deux tueurs. Lors d’une rencontre à Alger fin décembre 1985 avec les représentants de la DST (dont Raymond Nart, Jean-François Clair, Philippe Rondot), Abou Nidal semble ravi…

Le 5 février 1986, les deux tueurs quittent la prison du Muret, près de Toulouse, et sont exfiltrés vers la Libye, comme convenu.

-Le 24 mars 1986, François Mitterrand évoque cette négociation avec le nouveau Premier ministre Jacques Chirac, en prétendant que la DST l’a conduite sans le prévenir. C’est faux et Gilles Ménage s’étouffe en écoutant ces propos qui lui sont rapportés par Jean-Louis Bianco, secrétaire général de l’Elysée.  Car Mitterrand a validé toutes les étapes de ce négociation secrète.

Seule consolation : Abou Nidal semble tenir promesse. Il ne frappe plus directement la France. « Nous avons évité le pire », expliquent alors les responsables de la DST, qui sont autorisés, après mars 1986, par le nouveau ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, à garder le contact avec les lieutenants du terroriste. « Nous n’éprouvions à l’évidence aucune satisfaction à traiter avec une organisation qui ne faisait aucun cas de la vie humaine et portait la responsabilité d’un nombre important de victimes innocentes. Mais le souci de préserver nos compatriotes nous animait et les activités de renseignement ne s’exercent pas toujours en gants blancs », témoignera Rémy Pautrat.

Cependant, ces accords s’apparentent en partie à des chimères. Car les négociations renforcent l’aura du terroriste, qui peut se targuer de contacts à haut niveau à Paris. Protégé désormais par le colonel Kadhafi en Libye, le mercenaire continue de commettre ses opérations terroristes partout ailleurs, que ce soit un détournement d’un avion de Pan Am à Karachi en septembre 1986 ou l’attaque meurtrière du bateau grec City of Poros en juillet 1988 qui fait neuf victimes, dont trois Français, et près d’une centaine de blessés…

 

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