Dans son dernier ouvrage, Erreurs fatales (Fayard, 2017), le journaliste Vincent Nouzille poursuit son enquête sur la politique d’assassinats ciblés décidée par la France.

Rachid Kassim correspond-il à une high value target, ces cibles à haute valeur stratégique ?

Très clairement, Kassim était une HVT. Il est remonté dans la liste des jihadistes à éliminer à cause de son rôle présumé d’inspirateur de plusieurs attentats ou tentatives en France : le double assassinat de Magnanville (Yvelines), l’attaque de Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime), l’attentat raté de Notre-Dame de Paris. Il devenait donc une cible prioritaire pour la France et pour les Etats-Unis. Depuis 2014, la coalition partage ses renseignements et les rôles, même si les Américains effectuent 90 % des frappes. Le partage du renseignement n’était pas aussi évident dans les premiers mois, les Etats-Unis avaient commencé à frapper tout seul en Irak et en Syrie, où les Français ne voulaient pas intervenir. Après janvier 2015, et surtout après septembre, à la demande des Français, le partage de renseignements sur les cibles s’est accru. Il existe maintenant une communauté de renseignements dans la coalition, essentiellement entre la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.

Comment fonctionne cette distribution des rôles ?

Celui qui est le mieux placé frappe. La répartition se fait au sein de l’état-major au Qatar en fonction des moyens militaires disponibles. La France a prépositionné des forces en Jordanie et aux Emirats, souvent sollicitées pour des bombardements en appui des forces kurdes ou irakiennes au sol. Les «cibles d’objectifs» sont plutôt le fait des Américains. Si un pays de la coalition met un feu rouge pour un objectif, la frappe est annulée. La France donne donc son aval à l’ensemble des frappes, puisqu’elle dispose d’un droit de veto. Il y a une vraie décision française à chaque fois.

Pourquoi la France ne reconnaît pas qu’elle cible des individus ?

La France n’est pas très à l’aise avec la clause de légitime défense individuelle définie par l’article 51 de la charte des Nations unies. Sous ce régime, les autorités doivent justifier du danger imminent que représente un individu et fournir un dossier à l’ONU, comme l’ont fait les Britanniques en août 2015. Paris procède différemment, suivant le régime de légitime défense collective, qui correspond à une menace diffuse, pas individualisée.

Depuis quand la France s’est-elle convertie à ce type d’opérations ?

Les frappes de HVT ont démarré en Afghanistan à partir de 2003 et monté en puissance en 2008 avec l’établissement de «dossiers d’objectifs». Au Sahel, après 2010, ce ciblage d’individus est devenu très courant avec la traque des preneurs d’otages puis les opérations Serval au Mali et Barkhane. Environ 20 à 25 chefs jihadistes ont été tués, au sol ou par des moyens aériens. Au Levant, la France ne se concentre pas sur les chefs de l’Etat islamique, mais sur les jihadistes français, c’est la grande nouveauté. Au printemps 2015, Hollande décide d’une politique délibérée de frappes contre des jihadistes francophones, pas tellement pour déstabiliser l’EI mais pour cibler des individus qui représentent une menace. C’est la raison avancée lors du Conseil de défense restreint du 4 septembre 2015 quand Hollande décide d’étendre les frappes à la Syrie. Un trombinoscope est établi pour l’ensemble du groupe d’Abdelhamid Abaaoud. Salim Benghalem, les frères Clain, Peter Cherif, Maxime Hauchard sont toujours des cibles. La liste est actualisée par les états-majors.

Cette politique nouvelle a démarré sur la base d’accords pour frapper ses propres citoyens ou demander aux alliés de le faire. Les objectifs doivent être suffisamment importants pour que les Américains acceptent de les frapper. Une quinzaine de jihadistes français ont été visés ou tués par la France ou les Etats-Unis au Levant. La liste commence à être longue.

Pierre Alonso