« Y-a-pas-de-failles »: le mantra de Beauvau après les attentats
« À ma connaissance, il n’y a pas eu de failles des services de renseignements ». Après l’attentat ayant coûté la vie au professeur Dominique Bernard et blessé trois personnes au lycée Gambetta-Carnot à Arras le 13 octobre, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, s’est empressé de déclarer que les services n’avaient pas commis d’erreurs, lors d’une conférence de presse le samedi 14. Il a répété que la DGSI faisait un travail fantastique et que son patron, Nicolas Lerner, avait toute sa confiance.
La veille, une source sécuritaire autorisée – autrement dit un haut responsable de la DGSI – avait fourni quelques infos « off » aux médias, afin de déminer toute polémique : selon cette source officielle, le suspect, jeune caucasien de 20 ans, Mohammed Mogouchkov, faisait l’objet d’un « suivi actif récent », mais ce terroriste avait « décidé subitement de passer à l’acte, rendant difficile sa neutralisation ». Fermez le ban ! Même le procureur national antiterroriste (PNAT), Jean-François Ricard, lors de sa conférence de presse du 17 octobre, n’a pas dit un mot de la surveillance préalable de la DGSI. Et pour cause : le parquet n’a commencé à enquêter qu’après les faits dont il est saisi, et pas avant. De plus, le procureur est prudent !
Il n’empêche que cette antienne « y-a-pas-de-failles » a servi de mantra officiel après presque tous les attentats de la décennie noire (2012-2022) que je raconte dans « Le côté obscur de la force » (Flammarion). Et, très souvent, il s’agissait de gros mensonges, puisque que l’on a découvert ensuite qu’au-delà des échecs, il y avait eu des erreurs et des dysfonctionnements dans les services : ce fut le cas dès les attentats de Mohammed Merah à Montauban et Toulouse en mars 2012. Et de manière répétée, notamment pour les attentats de janvier 2015, du 13 novembre 2015, de St Etienne du Rouvray (juillet 2016), de Trèbes (mars 2018), de la Préfecture de police (octobre 2019), et encore récemment de l’assassinat d’Yvan Colonna dans la prison d’Arles (mars 2022). Des rapports parlementaires, des inspections internes, les enquêtes judiciaires ont mis à mal cette thèse du « y-a-pas-de-failles ». Il ne s’agit pas de blâmer les agents, policiers et gendarmes. Leur travail de l’ombre est dur, compliqué, souvent ingrat, sans droit à l’erreur. Ils ont déjoué des dizaines d’attentats depuis 2018. Ils vivent toujours chaque attentat comme un échec. Mais il s’agit de regarder les faits avec lucidité, en s’interrogeant sur les leçons qui ont pu, à chaque fois, être tirées des « échecs » et des « failles » mises à jour.
En réalité, les agents de la DGSI, qui surveillaient Mohammed Mogouchkov ont du passer un moment terrible vendredi 13 juste après l’attentat, avec le sentiment d’un drame qu’ils ont pressenti sans pouvoir l’empêcher. Depuis que la DGSI a été promue « chef de file » de la lutte antiterroriste en France mi-2018, ce service est engagé, à chaque fois, dans une course contre la montre. Un état-major opérationnel, ouvert H24 depuis début 2019, veille en permanence sur les menaces, avec des renseignements provenant de tous les services (DGSI, DNRT, DRPP, SDAO, SNRP). Comme me l’a confié un responsable de la DGSI il y a quelques semaines, « maintenant, s’il y a un attentat, c’est nous qui sommes responsables ».
Si le jeune caucasien d’Arras -dont le frère aîné Movsar, condamné en avril dernier dans une affaire de terrorisme, avait déjà eu des problèmes dans le même lycée– a été récemment fiché S, puis mis sous surveillance active (autrement dit avec des écoutes, ou autres techniques de renseignement) voire avec des équipes de filature sur le terrain, c’est bien que la DGSI avait des indices, ou des infos, sur sa soudaine dangerosité. Les enquêteurs de la DGSI voulaient-ils attendre afin d’avoir plus d’éléments précis sur ses projets ou ses complices, avant de « judiciariser » son dossier ? Son contrôle policier de la veille devait-il servir à l’espionner davantage, grâce à une aspiration secrète de son téléphone, permettant d’analyser plus de données ? Faisait-il l’objet d’une filature le vendredi matin? Autant de questions encore en suspens. Mais une chose est sûre : Mohammed Mogouchkov les a, de facto, pris de court. D’où ce sentiment d’échec.
Le ministre a pris soin de donner cette précision sémantique : « à ma connaissance, il n’y a pas eu de failles ». Gérald Darmanin prend cette précaution, parce qu’il arrive que les services ne disent pas toute la vérité, tout de suite, à leur ministre de tutelle.
Lors d’autres événements récents – comme la gendarmerie après les manifestations de Sainte Soline en mars, – le ministre a fait des déclarations publiques, sur la base d’infos données par ses services, qui se sont révélées inexactes, ou incomplètes. Il n’est pas le premier à vivre cela, comme me le confient plusieurs de ces prédécesseurs, tels que Bernard Cazeneuve et Christophe Castaner, qui ont eu parfois le sentiment de se faire « balader » par leurs propres services dans d’autres affaires.
Gérald Darmanin, lui, me le dit ainsi (p.70) : « À Bercy, j’avais des notes techniques très précises. Ici, c’est souvent plus impressionniste. Ils ne vous mentent pas, mais ils manquent de précisions. Il faut parfois attendre la troisième ou quatrième note pour avoir la vérité des prix, comme lorsque vous vous réveillez et qu’il vous faut quelques minutes pour tout percevoir correctement. Mais comme c’est un ministère réactif, je ne peux pas tout avoir. Ce sont aussi les risques du métier ».
A sa connaissance, donc, il n’y pas eu de failles…
PS: j’ai participé le 18 octobre de 20h à 21h l’émission de RTL « Le jour J » de Flavie Flament, avec l’expert du terro Guillaume Farde (prof affilié à Sc Po), sur le thème des « fichés S », du renseignement et du terrorisme. Une émission à retrouver ici.