« L’Etat secret », ou comment le Big brother mine la démocratie
Dans le langage des experts, on appelle cela la « plateforme multimodale » (PTM). Derrière cette expression obscure se cache l’un des secrets les mieux gardés de la République: un gigantesque système de captation de données internet, mis au point et exploité par la DGSE, le service de renseignement extérieur, devenu en une décennie un véritable Big Brother, à l’instar des outils développés par ses homologues anglo-saxons comme la NSA américaine et le GCHQ britannique.
C’est l’histoire de cette montée en puissance que raconte le journaliste Jacques Follorou, dans son nouveau livre titre « L’Etat secret » (Fayard). Expert du sujet pour en avoir révélé déjà plusieurs aspects dans Le Monde, ainsi que de nombreux documents de l’ex-consultant de la NSA Edward Snowden depuis 2013, l’enquêteur est bien placé pour révéler ce pan caché du renseignement français, méconnu, doté de moyens conséquents et, à certains égards, inquiétant.
Car la création de la PTM n’est pas arrivée par hasard. C’est bien la DGSE, notamment son ancien directeur technique, Bernard Barbier, qui a conçu cet outil. La PTM permet de capter l’essentiel des communications et des métadonnées des flux internet, lesquels transitent principalement par des câbles sous-marins passant près des côtes françaises. Des complicités et des accords secrets ont permis aux services de nouer des liens étroits avec les exploitants de câbles, les opérateurs et les industriels. Les gouvernements successifs ont validé ces investissements dans la PTM. Le président Sarkozy l’a approuvé durant l’été 2007 et ses successeurs ont poursuivi ces plans secrets.« A la suite des préconisations du Livre blanc de 2008, nous avons pu développer un important dispositif d’interception des flux Internet », a admis le patron de la DGSE, Erard Corbin de Mangoux, devant les députés de la commission de la Défense en 2013.« Nous stockons bien évidemment tous les mots de passe, nous avons des dictionnaires de millions de mots de passe », avait déjà confié Bernard Barbier lors d’un colloque d’experts en 2010. En réalité, une poignée de conseillers ultra-régaliens, dans les ministères, au sein de l’administration, au Conseil d’Etat ont couvé cet outil de surveillance de masse, qui s’est développé durant des années…. en toute illégalité et dans une absence totale de transparence.
Outre le récit passionnant de cette ascension silencieuse de la PTM, Jacques Follorou met en exergue les différentes manières dont, face à la fièvre sécuritaire, le droit a été tordu, le débat « confisqué », les règles de la démocratie contournées, les contre-pouvoirs (notamment le Parlement) oubliés et affaiblis. Au nom de la lutte contre le terrorisme, presque tout a été autorisé et toléré, même la surveillance des métadonnées de citoyens français, et y compris des échanges confidentiels de milliards de données au sein d’une « amicale » d’agences de renseignement alliées. Les manoeuvres des services pour faire adopter une loi sur le renseignement en 2015, juste après les attentats de janvier, qui leur procure davantage de sécurité et de marges de manoeuvres, sont révélatrices de ces carences de la démocratie: débat enterré, contre-expertise écartée, esprits « vampirisés » par la lutte contre le terrorisme. Sans compter la « militarisation » croissante de la réponse aux défis du terrorisme islamiste.
Jacques Follorou estime, lui, que la démocratie serait plus résiliente et plus forte si elle n’était pas étouffée par un appareil d’Etat devenu Léviathan. Il soulève des questions utiles et suscite un débat légitime. Peu de livres le font ainsi.