Quand la DGSE assume l’élimination de Belmokhtar
Peu de spectateurs et d’observateurs l’ont remarqué : dans le documentaire « DGSE, la fabrique des agents secrets », diffusé le 9 avril sur France 2 (voir le replay ici) signé de Jean-Christophe Notin et de Théo Ivanez, le service livre une information qui n’était, jusque-là, pas officielle : la DGSE assume avoir fourni les renseignements ayant permis la frappe ciblée qui a tué fin 2016 l’un des leaders djihadistes au Sahel, l’algérien Mokhtar Belmokhtar, surnommé « Le Borgne » ou « le Ben Laden du Sahara ».
Devant la caméra, l’un des responsables du contre-terrorisme au sein de la DGSE explique que la traque de certains commanditaires peut prendre des années et que Belmokhtar a bien été éliminé grâce à l’action du service – « un résultat opérationnel majeur » dit-il-, de même que d’autres chefs d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), comme Abdelmalek Droukdel en 2019 ou Yahia Djouadi en 2022.
Cette frappe ciblée contre Belmokhtar de 2016 est mise en lien, dans le documentaire, avec l’assassinat de quatre Français en Mauritanie le 24 décembre 2007. Comme un de ses agents le raconte dans le film, la DGSE avait suivi et interpellé en Guinée-Bissau les trois auteurs présumés de cet attentat, avant de les remettre à la justice mauritanienne, et d’en rattraper un qui s’était évadé. Mais la traque du commanditaire présumé, Mokhtar Belmokthar, vétéran du GIA algérien, devenu un des leaders de la nouvelle Al Qaïda au Mahgreb islamique (AQMI) aurait pris, quant à elle, 9 ans.
En réalité, cette histoire, jusqu’à la mort de Belmokthar après un raid aérien français en Libye, que j’avais pu raconter en détail dans mon livre « Les tueurs de la République » est plus complexe.
Après la remise des trois auteurs présumés de l’attentat du 24 décembre 2007 à la justice mauritanienne, la DGSE a d’abord fait annuler, en janvier 2008, le rallye Paris-Dakar, qu’elle savait menacée. Puis, elle a participé à des opérations clandestines visant à éliminer d’autres djihadistes qui préparaient des attentats en Afrique, que ce soit en Mauritanie, au Mali, au Niger et ailleurs.
Malheureusement, Mokhtar Belmokthar a réussi à organiser de nombreuses autres opérations terroristes qui ont tué des Français, avant d’être lui-même ciblé fin 2016. Pour l’anecdote, il avait failli être éliminé plusieurs fois avant 2007: notamment fin 1999, quand Jacques Chirac et Lionel Jospin avaient refusé un possible raid français sur son camp, ou en 2004 quand les Américains avaient renoncé à une frappe ciblée sur lui.
Outre l’assassinat des quatre Français en Mauritanie fin 2007, les attentats qui sont imputés à Belmokhtar et ses équipes (au sein d’Aqmi; puis, après en avoir été évincé en 2012, de son groupe dissident « Les signataires par le sang », qu’il a fusionné mi-2013 avec d’autres rebelles au sein du groupe « Al-Morabitoune ») sont les suivants:
-L’enlèvement de deux Français, Antoine de Léocour et Vincent Delory, le 7 janvier 2011, dans un restaurant de Niamey au Niger (les deux otages sont morts lors d’un assaut des forces spéciales françaises pour tenter de les sauver)
–L’attaque du complexe gazier d’In Amenas en Algérie le 16 janvier 2013, où 38 civils ont péri, dont le Français Yann Desjeux.
-Des attentats-suicides à Arlit et Agades en mai 2013 au Niger,
-L’assaut contre une unité de l’armée française près de Gao, au Mali, le 14 juillet 2014, qui a tué un légionnaire et blessé six soldats.
La traque de Belmokhtar et de ses lieutenants était alors devenue, comme je le raconte, l’une des priorités de la DGSE et de l’état-major des armées, avec l’aval de François Hollande. Avec des résultats: son bras droit Abou Moghren al Tounsi, est tué fin septembre 2013 ; son fidèle Fayçal Boussemane et son gendre al‐Hassan Ould al‐Khalil, en novembre 2013 ; son beau‐père, Omar Ould Hamaha, dit « Barbe rouge », en mars 2014 ; Abou Bakr al‐Nasr, dit «l’Égyptien », spécialiste des armes, en avril 2014 ; son bras droit Ahmed al Tilemsi en décembre 2014.
Mais Belmokhtar, qui s’est refugié en Libye, restait alors introuvable. Il s’est rapproché des responsables de l’Etat islamique en Libye. Il fait partie des HVT (High value targets), cibles prioritaires partagées avec les Américains. En juin 2015, des F15 américains partis d’une base britannique frappent un endroit où il a été repéré près de la ville pétrolière d’Ajbadiya, en Libye. Mais « le Borgne » semble en réchapper.
La DGSE poursuit sa quête de renseignements. Elle finit par le localiser dans l’oasis d’Al-Brak, près de Shebha, à plusieurs centaines de km de Tripoli, début novembre 2016. Des risques de dommages collatéraux dans des maisons voisines retardent l’opération. François Hollande donne finalement son feu vert une semaine plus tard, lorsque les conditions sont réunies. Dans la nuit du 14 au 15 novembre 2016, deux Rafale partis de Mont-de-Marsan, aidés par un drone américain de reconnaissance, larguent deux bombes sur le bâtiment, comme le rapporte alors la lettre spécialisée TTU. Le Pentagone laisse entendre que cette fois-ci, Belmokhtar est bien mort. La rumeur enfle. Mais les autorités françaises, par prudence ou calcul, refusent de confirmer cette frappe ciblée et la mort de cet ennemi. « Nous sommes sûrs de l’avoir éliminé » me confie pourtant plusieurs sources, dont un haut responsable du renseignement, ce qui me permet de l’écrire.
Dans son livre « Les leçons du pouvoir », paru en 2018, François Hollande a évoqué ce raid secret qu’il a lui-même décidé, mais sans nommer Belmokhtar: « Autant qu’il a pu, il a tué ou fait tuer des Français […] depuis ce jour [de la frappe ciblée], il n’est jamais réapparu », écrit-il.
Après François Hollande, la DGSE assume aujourd’hui cet assassinat ciblé, ainsi que d’autres éliminations, qui ne sont pas, officiellement, des « vengeances d’État », mais qui y ressemblent tout de même…
Plus de détails et de récits sur ces assassinats et frappes ciblées dans « Les tueurs de la République » nouvelle édition augmentée 2020, en poche chez J’ai Lu en 2022.
Et aussi l’épisode 3 de la série documentaire « Les tueurs de la République », titré « coup pour coup ». A revoir sur le replay de Canal+/Planète +, film cosigné avec Damien Fleurette, 2023.