Quand Chirac rêvait de «l’effondrement » du régime d’Assad en Syrie
La chute de la dictature des Assad, le 8 décembre 2024, aura été trop tardive pour bon nombre de ses victimes. Après 54 ans de règne familial absolu sur ce pays, le départ de Bachar et la découverte de ses geôles terrifiantes n’a fait que confirmer l’infinie cruauté de ce régime sanguinaire, dont personne ne pouvait ignorer les méfaits, les dirigeants occidentaux les premiers. Certains appelaient de leurs vœux la fin de cette dictature, sans pouvoir la précipiter.
C’est le cas de Jacques Chirac. Fin connaisseur du Proche-Orient, ami de Rafic Hariri, l’ancien premier ministre libanais assassiné par les Syriens le 14 février 2005, le président de la République vouait une haine tenace à l’égard de Bachar el-Assad et de son régime qualifié de « stalinien », selon des confidences rapportées dans les archives de l’Élysée, auxquelles j’avais pu avoir accès en 2008, dans le cadre de la préparation d’un livre sur les relations franco-américaines titré « Dans le secret des présidents » (Fayard-LLL, 2010).
C’était il y a vingt ans. La rancœur de Chirac à l’encontre du fils Assad était d’autant plus grande qu’il avait essayé, dès son arrivée au pouvoir en 2000, de le convaincre de « moderniser » son pays, assouplir son régime et à « normaliser » ses relations avec ses voisins et anciens ennemis. Le président Chirac s’était rendu en Syrie en juin 2000 puis en octobre 2002. Pour sa part, Bachar El Assad était venu en France en juillet 1998 et juin 2001. Après la chute de Saddam Hussein en avril 2003, selon Chirac, la Syrie pourrait tourner la page, contribuer à stabiliser l’Irak, alléger son emprise sur le Liban et négocier un accord de paix avec Israël.
En novembre 2003, il envoie secrètement son conseiller diplomatique, Maurice Gourdault-Montagne en discuter avec Assad. Mais le fils Assad ne veut rien entendre. Pire, il poursuit ses actions de sape. Son clan a siphonné 2 milliards de dollars sur des comptes irakiens chez lui, au lieu de les rendre aux Irakiens. Le dictateur facilite l’entrée de djihadistes en Irak, via son territoire, pour combattre les Américains sur place. De plus, Assad continue de soutenir le Hezbollah au Liban et les mouvements palestiniens radicaux, comme le Hamas et le Djihad islamique, ennemis jurés d’Israël. Les Etats-Unis le savent et veulent sanctionner son régime.
Pour sa part, Jacques Chirac plaide en faveur d’une action conjointe visant à contraindre Assad à retirer son armée du Liban. Le 2 septembre 2004, le conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 1559 qui oblige la Syrie à ce retrait. Assad subit ainsi un camouflet diplomatique. Face à la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice, Jacques Chirac se lâche le 8 février 2005 sur le régime syrien: « La petite minorité alaouite (chiite) la dirige d’une main de fer depuis l’époque de la guerre froide et avec des méthodes inspirées du camp soviétique. Hafez El Assad a été remplacé par son fils qui n’a ni la même expérience, ni la même intelligence. Il est la clé de voûte d’un système qui, sans lui, s’effondrerait. Mais les dirigeants actuels ne savent plus quelle direction prendre, d’où des mouvements désordonnés. »
Selon Chirac, il faut exiger l’application de la résolution 1559. La réponse d’Assad ne se fait pas attendre : le 14 février 2005, une bombe explose sous la voiture de Rafic Hariri (photo à droite) considéré comme un ennemi par le Syrien. Lors d’un entretien avec George Bush, le 21 février, Chirac explose de colère, après l’assassinat de son ami, dont la Syrie est, selon lui, responsable : « L’attentat contre Rafic Hariri n’a pu être commis que par des services organisés et expérimentés, dit-il. Pour qui connaît le fonctionnement du système alaouite au pouvoir à Damas, le doute n’est pas possible : la décision a été prise par le président Assad. Toute autre hypothèse n’a pas de sens. »
Chirac ajoute, à l’adresse du président américain : « Notre objectif doit être de libérer le Liban de la domination syrienne, car la Syrie vit de l’exploitation du Liban à travers un système de corruption organisé au sommet. La minorité alaouite constitue le dernier régime de type stalinien. Le Liban est son talon d’Achille. » Sur ses notes, le président français a souligné ces mots à la main : « La Syrie ne rendra gorge que si on lui fait peur et si on lui fait mal ».
Ensemble, Chirac et Bush accentuent la pression sur Damas, qui finit, le 6 mars 2005, par annoncer le retrait de ses troupes du Liban. Le lendemain, lors d’un échange téléphonique, les présidents français et américains s’en félicitent. Mais il faut aller plus loin, selon Chirac : «Certains parlent de provoquer un changement de régime en Syrie. Le faire apparaître ferait le jeu de Damas, dit-il à Bush. Si on obtient le retrait et une perte de contrôle de la Syrie sur le Liban, le régime syrien s’effondrera de lui-même. Il existe actuellement un arc chiite de l’Iran au Liban en passant par le nouvel Irak et la Syrie alaouite. Mais les Alaouites sont minoritaires. Dans la Syrie de demain, la démocratie amènera au pouvoir les Sunnites et les Chrétiens, ce qui enfoncera un coin dans l’arc chiite ».
Quelques mois plus tard, Jacques Chirac est toujours partisan de la fermeté à l’égard d’Assad. Il livre son analyse à Condi Rice, lors d’un entretien le 14 octobre 2005 : « Le régime syrien est plus déstabilisé qu’il n’y paraît et plus fragile qu’on ne le croit, estime-t-il. L’opinion publique syrienne se pose de plus en plus de questions sur l’attitude de ses gouvernants (…) Si Assad se sent menacé, il recourra à la violence terroriste. C’est dans la culture alaouite. La situation était la même du temps de son père, à ceci près que celui-ci était plus intelligent et plus expérimenté. Tout cela durera autant que le régime. Il faut qu’il s’effondre. Mais tout seul. »
Jacques Chirac pronostique – et souhaite – cette chute. Mais il se trompe sur la fragilité du régime, qui va encore tenir 19 ans, à force de guerres, de répression et de violences.
Voir le récit complet et plus de détails dans « Dans le secret des présidents », Vincent Nouzille, Fayard-LLL, 2010. Pluriel 2012.