Serval-Barkhane : au moins 3000 djihadistes tués, dont 50 chefs, par l’armée française au Sahel depuis 2013
La fin de l’opération Barkhane dans sa forme actuelle, du moins le retrait annoncé des forces françaises du Mali, soulève quelques réflexions. Beaucoup y ont vu un « échec » français, tant le partenariat avec le Mali, notamment les Forces armées maliennes (Fama), a été d’abord mis en avant par les décideurs à Paris pendant des années comme une forme d’exemple avant d’être finalement remis en question, et balayé, par la junte militaire qui a pris le pouvoir à Bamako en 2021.
Mais si le bilan humain (avec 58 soldats français tués), politique et diplomatique de Barkhane peut sembler désastreux, c’est d’abord à cause des faiblesses du pouvoir malien, peu prompt à mettre en oeuvre des accords d’Alger signés en 2015 qui prévoyaient un règlement de la question touarègue et des réformes structurelles qui se sont enlisées.
Les militaires français ont rempli, pour leur part, une de leurs missions: entraver les « groupes armés terroristes » (GAT) autant que possible, dans un contexte de plus en plus compliqué, alors que les règlements de compte ethniques et la surenchère entre les groupes djihadistes de la mouvance Al-Qaïda (GSIM) et ceux de la mouvance ralliée à l’Etat islamique (EIGS) ont élargi les zones d’insécurité aux pays voisins.
Par prudence, les états-majors n’ont jamais voulu fournir de bilan détaillé des « pertes » dans les rangs des GAT depuis le début du déploiement français au Sahel (opération Serval en janvier 2013, suivie par l’opération Barkhane mi-2014). Il est néanmoins possible d’avancer quelques éléments chiffrés, sur la base des communiqués hebdomadaires du ministère des Armées sur les opérations et de déclarations publiques éparses de responsables politiques et militaires. Médiapart s’est livré, ces derniers jours, à cette compilation, estimant que l’armée française a tué « au moins 2800 présumés djihadistes » depuis 2013. Un chiffre a minima, puisque les communiqués délivrés au fil des semaines sont parfois imprécis et qu’ils n’incluent pas les djihadistes tués plus directement par les armées nigériennes, maliennes et burkinabés. L’ONG Acled estime le bilan plus largement à 4 à 5 000 tués.
Depuis 2013, j’ai aussi collecté ces données des états-majors français et croisé diverses sources officielles. Le total auquel je suis parvenu corrobore le chiffre avancé par Médiapart : l’armée française a sans doute contribué directement à l’élimination d’au moins 3000 membres présumés de groupes terroristes au Sahel depuis 2013.
L’opération Serval aurait, à elle seule, causé la mort de 600 à 1000 djihadistes, selon un haut gradé français qui a participé directement à cette opération. Le dispositif Barkhane, qui lui a succédé mi-2014, a d’abord connu une relative accalmie avant que les katibas rivales de l’EIGS et du GSIM ne reprennent leurs offensives en 2017-2018. «Il s’agit de quelques centaines d’hommes et non quelques milliers, mais ils sont prêts à tout » déclarait en octobre 2017 le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian. En réalité, il faut croire qu’il ne s’agissait pas seulement de quelques centaines d’hommes, ou que ces groupes n’ont cessé de se régénérer, car le bilan a flambé depuis cette période : en février 2018, le ministère des Armées parlait déjà de « 450 djihadistes tués au Sahel » depuis mi-2014.
Le mouvement s’est accéléré les années suivantes, les chiffres passant le seuil des 800 tués début 2020. Avec la multiplication des raids, les renforts envoyés en 2020, l’appui du G5 Sahel, de la Force européenne Takuba et l’entrée en action des drones armés à partir de décembre 2019, les opérations militaires françaises ont été de plus en plus meurtrières, avec un rythme de près 50 à 100 morts par mois en 2020 et 2021. Devant des parlementaires début 2021, le général Ferlet, directeur du renseignement militaire (DRM) a avancé le chiffre de 859 tués parmi les membres du seul groupe EIGS… Globalement, le bilan dépasserait les 2 200 tués pour la seule opération Barkhane. Non sans laisser planer, parfois, quelques soupçons de dommages collatéraux ou de bavures, comme la frappe sur le village de Bounti au Mali le 3 janvier 2021, qui aurait visé des participants à un mariage selon l’Onu et des ONG qui ont enquêté sur place, et non un groupe de combattants, thèse avancée et réitérée par l’état-major de Bakhane.
–Parmi les plus de 3000 présumés ennemis tués au combat, on peut également estimer que la France a éliminé au moins 50 « cibles de haute valeur » (« High Value Targets », ou HVT en anglais), autrement dit des chefs et des sous-chefs importants des groupes armés terroristes. J’ai donné le détail et raconté certaines de ces « opérations ciblées » dans mon livre « Les tueurs de la République », réédité fin 2020.
Les états-majors français ont toujours été très réticents à revendiquer ces « scalps », redoutant que ces annonces ne soient considérée comme des critères de « succès » trop ronflants. Mais les décideurs politiques n’ont pas toujours suivi cette ligne, avec des communiqués sur la mort de certains chefs, comme celle de Djamel Okacha en février 2019, d’Abdelmalek Droukdel en juin 2020, de Bah Ag Moussa en novembre 2020 ou celle du grand chef de l’EIGS, Walid al Sahraoui, en septembre 2021, présentée par Emmanuel Macron et sa ministre Florence Parly comme « un succès majeur » et « un coup décisif ».
Des succès tactiques indéniables, mais qui ont leurs limites. Cette politique de désorganisation et d’attrition des groupes armés terroristes les a sans doute affectés, sans les anéantir. Les chefs ont été renouvelés. La guerre s’est propagée au Sahel. Cette guerre hybride ne peut sans doute pas prétendre à une quelconque notion d’échec, pas davantage que de victoire.